Heureusement, il est toujours trop tard.

Voilà qui est tout de même curieux. S’il y a bien une mesure avec laquelle on ne joue pas, on ne transige pas, c’est bien celle du temps, la ressource finie par excellence. Laisser traîner, faire l’apathique, gaspiller son temps, voilà bien des comportements haïs du sens commun, systématiquement fustigés, dans la mesure où nous avons une sainte horreur de l’impuissance à faire les choses dans leur temps imparti. Qu’on songe à nos nombreux proverbes en la matière (Il n’est jamais trop tard pour bien faire, demain il sera trop tard, mieux vaut tard que jamais, ne remets pas à demain ce que tu peux faire aujourd’hui). Une éthique reprise de manière assez constante par de nombreux moralistes ou politiques : souvenez-vous que l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt, que vouloir trop tard, c’est ne pas vouloir (Sénèque).

Bref, de la plus vieille maxime moraliste à la plus récente brève de comptoir, il semble qu’il n’y a rien d’acceptable, encore moins d’heureux, à ce qu’il soit trop tard.

Et pourtant, pourtant que peut-on faire contre la fatalité du temps qui passe ? Doit-on vouer aux gémonies les victimes passées à côtés des moments ratés ? N’y a-t-il rien à savourer dans un éternel trop tard ?

Et bien si. Le retard avec un moment décisif, l’impuissance à le modifier s’avèrent être des profonds ressorts de création, et nous placent dans une posture très singulière. Cette mise à l’abri des événements est une source intarissable de connaissance, d’émotion, et, peut-être pour certains, de bonheur.

Lorsqu’il est trop tard, tout est révolu, inéluctable, inexorable tout est accompli, tout est terminé. Il ne reste rien seulement que les séquelles d’un passé révolu, intransigeant pour lequel nous n’avons, par définition, pas été décisif. La saveur de ces événements persiste et se mue en goût tantôt amer, tantôt acide, parfois heureux. Ainsi, s’il n’y a plus d’agir possible, tout reste encore à réfléchir.

Et cette prise de distance avec le temps, ce retard inévitable avec les choses de la vie nous place dans la position de contemplateur. En effet, c’est parce qu’il est trop tard que l’on regarde les événements dans ce qu’ils ont de plus pur, de plus entier. Quand tout est bien fait, rien n’est à changer. Là, dans cet espace, se trouve le for de la véritable angoisse, du véritable émerveillement, ces postures qui nous exfiltrent de la turpitude des événements et nous forcent à contempler la trivialité des péripéties. Cette disposition est en fait heureuse, car elle nous donne les conditions de la découverte et de l’exploration. Nous voici transformés en déchiffreurs de causes, de raisons et autres lignes de force ayant présidé à la survenance d’un moment particulier.

À l’instar de l’auteur de cette phrase, dont le nom évoque un nez court et plat, l’œuvre est un vertige littéraire, il ne peut y avoir de vraie connaissance de sa culpabilité sans avoir contemplé son crime inexorable. Dans l’œuvre en question, la Chute, le narrateur ne peut avoir de véritable acuité du sentiment coupable sans en souffrir l’entier poids, dont seul le temps arrive à rendre la densité.

S’agissant de culpabilité, qui mieux que notre profession (l’avocature) s’enorgueillit de pouvoir s’alimenter du toujours trop tard ? S’il est mieux de prévenir que guérir, et que mieux vaut tard que jamais, il faut tout de même reconnaître que c’est l’inexorabilité du passé que nous traitons. C’est au passé que nous donnons sa qualification, son sens, en fin analyste des faits révolus. Heureusement pour nous qu’il est trop tard, c’est dans ce cadre que toute notre connaissance juridique se déploie.

Cette richesse du posteriori semble même être la base de toute découverte intellectuelle. Reprenons la citation (compréhensible pour une fois) d’Hegel, qui laconiquement, nous écrit que « la chouette de Minerve s’envole à la tombée de la nuit ». Et oui, l’on ne réfléchit et l’on ne comprend que trop tard. Il nous est impossible de dessiner à l’avance les contours du monde du futur. On ne spécule pas sur les lendemains. Dans la turbulence et l’effervescence des événements, la pensée est trop rapide et le plus souvent inféconde. Seule, la recollection des événements permet leur redécouverte. En fait, il n’y a que des leçons apprises trop tard, que des explications tardives.

Mais au-delà des connaissances, il existe un véritable bonheur à ce que tout arrive trop tard. Nous nous retrouvons investis d’une nouvelle force.

Prenons un exemple : Imaginez (nul doute que cela ne vous soit jamais arrivé) que vous vous trouvez un soir devant un ami/un ennemi/un inconnu. Vous discutez d’abord aimablement, puis le discours s’emballe. Votre interlocuteur se rend détestable, vous haïssez ses idées et entreprenez de lui démontrer son néant intellectuel. Mais, stupéfaction : vous êtes pris à défaut, et la parole vous échappe. Votre belle posture se liquéfie. Vous vouliez répondre, fustiger, démontrer, triompher et vous vous êtes couvert de ridicule, vous êtes la honte incarnée. Penaud, vous rentrez chez vous, le regard triste, les yeux perdus et la tête en feu. Il est trop tard, comme toujours, vous êtes vaincu, défait, dépossédé.

Mais le lendemain, la triste figure encore empreinte de votre déconvenue de la veille, la mine rembrunie et les oreilles encore chaudes, vous allez sous la douche. Alors là, merveille inégalable : vous devenez le plus grand des jouteurs verbaux de la création. Quel sentiment de puissance alors à être tout disposé, tout incarné, tout propre, à répondre à haute voix contre votre pauvre pommeau sans réplique aux arguments de la discussion de la veille ! Quel orgueil infini à triompher d’un ennemi imaginaire, de cette odieuse némésis de la veille. Quelle joie de lui asséner frénétiquement tous les coups manqués d’hier. Qui ne s’est jamais senti fier, et substantiellement majestueux, justement à prendre sa revanche sur le temps raté ? L’esprit est fort à se ménager une sauvegarde, à refaire les événements et à sublimer son passé. Vous voyez, vous valez mieux que ça ! Il est vrai qu’il sera toujours trop tard, mais la prochaine fois, heureusement, on ne vous y prendra plus.

On comprend bien alors le bonheur du tardif, de la contemplation d’un passé pondérable dont le sens se révèle à sa fin. Nous ne sommes pas les petites victimes de l’inéluctable.

Soulignons toutefois qu’il arrive que notre prise de distance avec les événements soit la source d’une grande tristesse. Elle n’en est pas moins forte de signification et source insondable de richesse émotionnelle. Pensons par exemple à tous les regrets, tous les mots d’amour que nous n’avons jamais dits à temps, à tous les gestes de tendresse qui ne pourront plus être faits. Le mot qu’on n’a pas dit est-il aussi fort, aussi plein et total que celui qu’on a dit à temps ? Révèle-t-il la même émotion ? Doit-on rechercher le temps perdu, si en fait, on n’en manque pas ? On n’aime jamais plus que quand il est trop tard. Alors fatalité peut-être, mais quelle profondeur d’âme !

Peut-être même en arriverons-nous un jour à être libéré des affres du temps qui passe. Peut-être arriverons nous à vivre un jour sans mesure et en vérité, quelle belle disposition cela serait, et surtout quel bel art de perdre sa course, d’être, en pleine conscience, l’éternel retardataire, l’oisif, l’indolent ! Quelle douceur à être celui qui agit trop tard sans jamais s’en soucier, qui ne subit plus les affres des délais et des ponctualités. Quelle beauté à être en dehors des corvées du temps, à ne pas être un homme pressé ! Il est trop tard pour faire telle chose, très bien, tant pis, au revoir ! C’est la fin de la course frénétique, la fin de la peur de la peur des conséquences. Il n’y a pas moins problématique que le délai expiré, il n’y a plus de peur de ne pas le respecter.

Voilà. Il est toujours trop tard, très bien ! La contrepartie est que jamais plus, jamais plus il n’y aura d’angoisse.

Réjouissons-nous, il n’y a plus rien à craindre.

Léo Gironde