Des Thiernois, couteliers du Roi de France

Texte de Christian Lemasson publié par la Société des Études Locales de Thiers dans son bulletin N°54 - Janvier 2018, que nous reproduisons avec l’aimable autorisation de la SELT et de son auteur.

Des Thiernois, couteliers du Roi de France

Les distinctions professionnelles mettent à l’honneur et permettent de mettre en lumière les personnes ayant quelques mérites dans leur métier qui doivent être soulignées. Leur excellence dans la pratique mérite d’être validée par une autorité compétente. De nos jours, et depuis 1923, c’est un Jury qui attribue le titre très recherché "Un des Meilleurs Ouvriers de France" à l’issue d’un concours auquel participent des couteliers de haut niveau.

Sous l’Ancien Régime, pour les couteliers les plus doués, il n’existait pas de signe de qualité que l’on puisse empreindre sur les lames des couteaux les plus raffinés.
Le coutelier pouvait être remarqué lors d’un cadeau offert au Roi par de hauts seigneurs, des autorités consulaires ou des municipalités, lors d’une visite ou lors d’une commande passée par le garde-meuble du Roi. Si le Roi en était satisfait, il pouvait reconnaître les mérites du coutelier en lui accordant un brevet lui permettant de se dire "Coutelier du Roi".
C’était un argument publicitaire incontestable que le coutelier faisait figurer sur les lames de ses couteaux, sur l’enseigne de sa boutique et sur les "adresses", des petites feuilles volantes illustrées, représentant en gravure la production de l’atelier surmontée par la marque figurée ainsi que la mention "Coutelier du Roi".

À l’occasion de recherches aux Archives Nationales, à Paris, sur les inventaires à décès de couteliers parisiens, je tombais fortuitement sur une liasse notariale datées du 13 décembre 1761, liée au décès d’un coutelier parisien né à Thiers : Jean Vignol, coutelier du Dauphin. À la lecture des 58 pages de l’acte, incluant l’inventaire de ses biens, atelier, stock, effets personnels et titres, j’ai pu pénétrer un peu dans l’univers quotidien de Jean Vignol, natif de Thiers, coutelier parisien.

Préambule de l’inventaire à décès de Jean Vignol
Arch Nat MC/ET/CXIII/410 cl, photo Christian Lemasson

Jean était l’époux d’Anne-Maubert-Bechon, fille d’un marchand coutelier thiernois. Jean et Anne s’étaient mariés à l’Église de la paroisse Saint-Jean à Thiers. L’oncle de Jean, Blaise Vignol, était maître-coutelier à Thiers. En 1742, sous le règne de Louis XV, Jean Vignol fut reçu maître-coutelier de la Corporation des maîtres-couteliers de Paris. Cette qualité fut enregistrée au Greffe du Lieutenant de Police du Châtelet, sur le registre destiné à cet effet. Il pouvait dès lors exercer sa profession à Paris, ouvrir son propre atelier et déposer une marque qu’il devait apposer sur ses ouvrages de coutellerie. Il choisit d’acquérir la marque de la Planète du Lion, mise en vente par le coutelier Laraudie, alors Juré de la Corporation, l’acte de vente fut dressé par l’étude de Me de Saint-Georges. Son ascension dans le métier, dût s’avérer extrêmement rapide car Louis XV, par Brevet pris au Château de Versailles, le 30 mars 1745, lui accordait la permission de se "dire et qualifier de Coutelier Ordinaire de Monsieur le Dauphin". En 1748, il fut élu par ses pairs Juré de la Communauté. Il décéda le 13 septembre 1760.

Sa boutique et son logis se situaient à Paris, rue de Grenelle Saint-Honoré, dans la paroisse Saint-Eustache, face à l’Oratoire. L’instrument notarial révèle le train de vie d’un honnête artisan, gagnant très correctement sa vie. Le logis de plusieurs pièces est abondamment meublé, sans grand luxe mais rien ne manque pour son confort.

L’atelier de Jean Vignol, outre la panoplie habituelle d’outillage coutelier, comprenait de l’outillage lié au travail d’orfèvrerie.

Seuls quelques objets permettent de dire que parfois il mettait le prix pour quelques achats : une montre à tête de serpent, une boîte à montre démasquée doublée d’écaille, plusieurs bagues à agathe ou diamants rose, une montre à aiguilles en or, boîtier en or, faite à Paris par Baillon, une montre faite par Bourseau, à boîtier argent, deux gobelets à pied et deux salières d’argent au poinçons de Paris.

Parmi ses habits, outre les classiques gilets et culottes gris et noirs du quotidien, sa garde-robe recélait une veste à droguet de Reims, à boutonnière d’or, une veste à la taille galonnée d’or, une veste écarlate à boutonnières d’or brodées et deux perruques de cheveux grisaillés. Ces vêtements plus luxueux, Vignol devait les revêtir pour visiter sa clientèle de haut rang.
Dans sa visite de l’atelier de Jean Vignol, pour l’inventaire après décès, le notaire, était accompagné de deux Jurés maîtres-couteliers en charge de la Corporation, selon l’usage : Jean-Jacques Perret auteur du livre "L’Art du Coutelier" et futur Coutelier du Roi et Pradier, autre célèbre coutelier parisien. Outre les classiques étaux, établis, archets à percer, enclume et marteaux divers, forge avec enclume et outils divers, il faut noter la présence d’outils moins fréquents qui laissaient supposer que Vignol disposait du privilège d’orfèvre concédé, à quelques couteliers, par la Monnaie de Paris : deux moulins à planer et étirer l’argent, un petit tour de fer et deux petites presses en fer, trois filières, deux aunes d’or, un petit mortier en fonte et son pilon, une petite balance, un réchaud de cuivre, un plein tiroir de mandrins et étampes. En dehors de l’acier français en barres prêtes à forger, il est à noter la présence d’un paquet de barres d’acier d’Allemagne.

À Thiers, un coutelier ne devait exercer que dans un champ d’activité, celui pour lequel il avait passé la Maîtrise, soit rasoirs, ciseaux ou couteaux. À Paris, un coutelier pouvait exercer dans tout le champ de l’activité coutelière. L’inventaire du stock de Vignol nous révèle l’étendue de la production de son atelier : de la coutellerie de luxe, surtout des couteaux de table, de la coutellerie médicale et dentaire, des instruments de beauté et soins du visage. Vignol fabriquait aussi des ciseaux de luxe, des ciseaux pour couturières, tailleurs, gantiers, papeterie et aussi des rasoirs. Pour l’art de l’écriture, la production de Vignol incluait des grattoirs et taille-plumes, depuis les plus simples jusqu’aux modèles de luxe à manche en écaille garnis d’or. Le stock reflète la coutellerie fine : ivoire, nacre, écaille, argent, or, ébène, bois de Chine, amourette, palissandre, bois de violette.

Pour citer quelques couteaux de luxe pris au hasard dans l’inventaire : deux douzaines de couteaux de table manche d’ébène à cuvette argent, une douzaine de couteaux de table à manche ivoire, une douzaine de couteaux de table lame argent, manche en galuchat de requin, à cuvette, une douzaine de couteaux de table lame argent, manche en nacre, une douzaine de couteaux de table, manche d’ébène à virole, deux douzaines de couteaux à dessert à manche de porcelaine, à virole d’argent, une douzaine de couteaux de table à manche de porcelaine, à virole d’argent, trois gros couteaux à gaine en ivoire et ébène, quatorze couteaux à gaine en ivoire et corne sculptés.
Pour les fermants, par exemple : cinq couteaux à deux lames dont une d’argent, manche nacre, quatre couteaux garnis en or à lame d’or, deux couteaux à lame d’or, manche d’acier damasquiné, deux couteaux à lame argent, cinq couteaux à trois pièces, manche ivoire, six couteaux à trois pièces, double ressort, etc... On trouve également dans l’inventaire des couteaux d’affiche et de cuisine, des couteaux de chasse et de ceinture.

Jean Vignor reçut le Brevet de Coutelier de Monseigneur le Dauphin, très tôt dans sa carrière parisienne, en 1745.

Jean Vignol avait deux fils, Guillaume et Blaise, et deux filles, Pétronille et Jeanne. Guillaume s’associa un temps avec son père, avant de rejoindre la Compagnie de Hainault, dans l’armée commandée par Monseigneur le Maréchal de Broglie. Blaise était maître-coutelier à Paris, rue du Mail, paroisse Saint-Eustache. Pétronille Vignol se maria avec Jean-Joseph Bernier, maître-coutelier, rue du Bout du Monde, paroisse Saint-Eustache et Jeanne avec un autre maître-coutelier, Joseph Ravenel, établi à Argenteuil.

Jean Vignol avait une passion pour l’archetier et un goût pour les honneurs. Il créa en 1748, avec ses deux fils, une compagnie d’une dizaine de membres. Les chevaliers archers de cette "Compagnie du Noble Jeu de l’Arc de Montmartre" reconnaissaient, comme Grand-Maître Souverain pour le Royaume, l’Abbé de Saint-Médard les Soissons. On y tirait le "papegeai", une cible en bois représentant un oiseau. Les membres élisaient un Roi du Jeu, disposaient d’un "bâton royal", d’un emblème de procession, d’un drapeau. Le Serget de la Compagnie veillait au bon ordre dans les marches solennelles en cérémonies. Les chevaliers arboraient un uniforme bleu avec revers rouges et avaient le droit de port d’arme lorsqu’ils étaient en uniforme. En 1755, ils reconnurent Vignol pour leur Capitaine, Connéatble auprès du Roi de l’Oiseau.
C’est plutôt la coutellerie commune qui avait sous l’Ancien Régime fait le succès de Thiers, tant en France qu’à l’exportation. Si Jean Vignol était resté à Thiers, aurait-il eu le même destin et les honneurs de la Famille Royale ?

Brevet de Coutelier du Roi accordé par Louis XVI à Louis Pouzet, en 1786. Arc Nat, Maison du Roi, Versailles XIV PEIR-PY

"Coutelier du Roi" tout en exerçant son métier à Thiers ? Oui, c’est possible... La preuve étant donnée par Louis Pouzet, maître-coutelier à Thiers qui reçut un Brevet du Roi Louis XVI en 1784, lui reconnaissant cette distinction. C’est au travers d’une procédure atypique à de nombreux égards que je vous laisse le soin de découvrir, par la transcription que j’en ai faite, dans les registres du Conseil du Roi, au Château de Versailles, conservées aux Archives Nationales :

"Aujourd’hui 12 décembre 1784, le Roi étant à Versailles, voulant faire connaître la protection que Sa Majesté accorde à ceux qui cherchent à se distinguer dans leur profession par leurs connaissances et bien informé de la conduite du nommé Louis Pouzet, maître-coutelier à Thiers en Auvergne et que l’intelligence et le zèle avec lesquels il s’est occupé de perfectionner les manufactures de coutellerie, lui ont mérité le suffrage de magistrats et notables de ladite ville de Thiers, Sa Majesté l’a retenu pour son coutelier. Veut à cet effet qu’il puisse en prendre la qualité dans toutes les assemblées et en tous actes publics et particulier tant en jugement que dehors, la faire inscrire sur son tableau, même en changer son poinçon et y substituer celui de La Victoire, sans que pour raison due il puisse être troublé ni inquiété par les gardes et jurés de sa communauté pour quelque cause et sous quelque prétexte que ce puisse être, et pour assurance de sa volonté, Sa Majesté m’a commandé d’expédier le présent brevet qu’elle a signé de sa main et fait contresigner par moi Conseiller Secrétaire d’État, de ses commandements et Finances".

Ce Brevet de "Coutelier du Roi" n’était pas du goût de tous, en particulier d’un dénommé Courbi, maître-coutelier thiernois, qui s’adressa à la Jurande de la Corporation du Métier de Coutelier de la Ville de Thiers, compétente pour les litiges pouvant résulter de l’observation des règles et statuts du métier, notamment les marques de coutellerie. Le juge compétent, en première instance, pour les affaires liées à la coutellerie, était le juge du Châtelain de Thiers. Courbi contesta la demande de changement de marque de Pouzet, pour prendre celle de La Victoire, attribuée par le Roi : "le poinçon de La Victoire ressemblait à celui de la Trompette que Courbi avoit acheté d’un nommé Gouret depuis deux ans, qu’il était persuadé qu’en accordant à Pouzet la permission de frapper ses ouvrages de la marque ou poinçon de La Victoire, le Roy n’avoit pas entendu nuire à autrui et détruire par la propriété d’un autre particulier, quant au surplus pour obtenir cette marque Pouzet avait exposé qu’il avait une en propriété ce qui n’est pas, qu’ainsy il avoit obtenu cette marque sur un exposé faux".

Chauvassaignes, Châtelain de Thiers et subdélégué de l’intendant d’Auvergne, jugeant certainement l’affaire trop délicate, préféra en référer à l’échelon supérieur, l’Intendant d’Auvergne. Il était en effet très inconfortable de s’immiscer dans une décision du Roi.
L’opposition de Courbi reposait sur plusieurs faits : "Quant au surplus pour obtenir cette marque, Pouzet avoit exposé qu’il avoit une (marque) en propriété ce qui n’est pas, qu’ainsy il avoit obtenu cette marque sur un exposé faux. Il ne fut à Paris qu’après avoir vendu celui (poinçon) dont il frappait auparavant ses ouvrages". .../... "En fut-il autrement, d’après les expressions du Brevet, il semblait qu’en mettant la marque de La Victoire, il faudrait en effacer celle dont Pouzet s’est dit le propriétaire et il n’est en d’aucune".

Dans sa lettre à l’Intendant, Chauvassaignes, Châtelain de Thiers écrivait : "La position de Courbi à ce que la marque de La Victoire ne soit pas admise dans le matricule de la Communauté est formée au greffe du Juge de la Jurande. Elle est réitérée au Conseil, je pense cependant, Monsieur, en droit de connaître et de permettre à Pouzet de faire assigner par devant vous le sire Courbi pour détruire ses moyens d’opposition. Si vous ne voulez pas vous saisir par vous-même de la contestation, vous vous débarrasserez ou au moins vous laisserez à Pouzet le choix de la juridiction. En laissant à se pourvoir en main levée d’opposition ou en lui faisant dire verbalement si vous le préférez. Je suis avec le plus profond respect, Monsieur, votre humble et obéissant serviteur".

Table d’argent, marque La Victoire. 1ère ligne, 5ème carreau. Musée de la Coutellerie, Thiers. Photo Christian Lemasson.

L’Intendant, dans sa grande sagesse et prudence vis-à-vis du Roi, renvoya Pouzet se pourvoir en contestation en juillet 1786. Louis Pouzet, for de la décision royale, dut pouvoir faire reconnaître le bien-fondé de sa demande car sa marque fut insculpée sur la Table de Plomb, destinée à recevoir les marques de coutellerie, à la cinquième ligne, aux carreaux 233 et 233 : La Victoire avec et sans couronne.

La décision royale était inhabituelle. Dans aucune des décisions auxquelles j’ai pu avoir accès, dans les registres de Versailles, concernant l’attribution d’un Brevet de Coutelier du Roi à d’autres couteliers, il n’est fait mention de tels mérites invoquant : "... l’intelligence et le zèle avec lesquels il s’est occupé de perfectionner les manufactures de coutellerie" et qui "lui ont mérité le suffrage de magistrats et notables de ladite vile de Thiers". Habituellement, ce sont les fournisseurs du Roi qui en reçoivent le Brevet. Il est tout aussi inhabituel que le Roi interfère avec les Jurandes concernant l’attribution d’une marque, en autorisant, par décision souveraine, un changement de marque. Cela dut être peu apprécié par la Jurande de Thiers, mais enfin... ce que Roi veut. À ce jour, je n’ai pas pu découvrir sur quels mérites particuliers, liés au perfectionnement des manufacture de coutellerie, le Roi s’était fondé pour sa décision. Louis Pouzet ne profita pas longtemps de son titre de "Coutelier du Roi". En 179, la Révolution Française mit à bas l’Ancien Régime.

À partir du 31 mai 1813, les marques de coutellerie furent insculpées sur une nouvelle Table d’Argent (la deuxième). Cette Table d’Argent était détenue par le Conseil des Prudhommes de la veille de Thiers qui gérait les procédures d’enregistrement des marques et tenait les registres. La marque "La Victoire" fut déposée, le 11 décembre 1809, par un des successeurs probables de Louis Pouzet : Joseph Pouget, dont le degré exact de parenté avec Louis n’a pu être établir à ce jour. Elle est insculpée (empreinte) sur la Table d’Argent, le 31 mai 1813, sur la 1ère ligne au carreau n°5. La marque passera ensuite dans les mains de Gilbert Charles-Bétant, en 1859. Ce dernier décèdera en 1861. La marque n’apparaît plus ensuite sur les registres et semble ne plus avoir été en usage ultérieurement.

Christian Lemasson