De l’importance du "remploi"

Il est toujours intéressant, lors de visites de bâtiment et ce, quelle qu’en soit l’époque de savoir que certains éléments sont "rapportés" et ont été insérés dans la construction, pour des raisons parfois bien différentes. C’est ce que l’on nomme le remploi ou le réemploi (ou spolia). C’est ce qui résulte de la mise en place ,dans une réédification, de fragments (ou matériaux) provenant d’une construction antérieure. On touche là le principe de l’allongement de la durée d’utilisation d’éléments ayant déjà eu une ‘’vie antérieure’’ dans la construction de nouveaux bâtiments. L’architecture de la "récup" serait-elle en marche ? C’est certain, c’est une nouvelle manière d’aborder l’architecture, même si ce phénomène n’est pas nouveau. Je serais même tenté de dire "rien de nouveau sous le soleil".

Il y a des siècles, voire seulement quelques années, les méthodes de démolition étaient radicalement différentes, plus totalement destructrices, il fallait aller vite, la modernité en marche était peut-être alors plus considérée comme une valeur qu’elle ne l’est de nos jours (à voir ?) L’histoire est émaillée de destructions : les statues de l’ancienne façade de Notre Dame de Paris (les 28 rois de Juda d’une hauteur de 3 mètres cinquante) enfouies en remblai au moment de la Terreur après leur vente à un entrepreneur comme déchets à bâtir ! Par un fait de hasard (ce qui est fréquent), en 1977, 21 têtes provenant de ces personnages furent déterrées lors de travaux dans la cour d’un hôtel particulier rue de la Chaussée d’Antin, demeure ayant appartenu en 1793 au citoyen Moreau Lakanal, frère du Conventionnel. Ces sculptures font maintenant les beaux jours du Musée du Moyen Age (dit de Cluny) à Paris.

Ce fut aussi la destruction quasi-totale entre les XVIème et XIXème siècles des jubés des églises de France, cette clôture séparant le Chœur de la nef, ce nom venant de la formule latine "jube, domine, benedicere" : ce qui signifie : "daigne, Seigneur, me bénir". Celui de la cathédrale de Paris fut détruit en 1709. De nombreux fragments venus de ces démolitions volontaires (imposées par l’Eglise) furent réemployés. La merveille d’Albi fort heureusement est restée en place (entre autres).

Les méthodes de démolition moderne ont mis un frein à ces pratiques dès la fin du XIXème siècle pour arriver, dans les années 1960-1970, à l’amorce d’une ère plus respectueuse (toutes proportions gardées) : la déconstruction sélective : démolir avec soin (qui est une des solutions écologiques). Dans le même temps, on voit apparaître des architectes précurseurs (marginaux) comme Carence Schmidt qui bâtit avec des éléments de voiture automobile : tôles, pare-brises etc. Mike Reynolds, quant à lui, construit des "vaisseaux terrestres" à partir de bouteilles de verre, de pneus en caoutchouc, autrement dit des déchets de consommation.

Ces exemples sont le résultat d’une prise de conscience contemporaine (même s’ils sont un tantinet marginaux) cependant, la prise en compte de l’écologie
est, elle, bien réelle. Le réemploi semble gagner du terrain, boosté sûrement par une architecture écologique (même si elle est encore discrète). Dans d’autres domaines, on récupère de plus en plus de matières, même le bitume de la réfection des routes qui devrait resservir ! Nous allons vers une déconstruction sélective des matériaux et éléments de construction destinés au remploi. L’idée première est qu’il faut éviter le statut de déchet et tendre vers le "zéro déchet" ! Les maîtres d’œuvre et d’ouvrages pourtant se font tirer l’oreille devant les contraintes liées à la récupération prélevée dans les anciens bâtiments : garantie de la conformité, assurabilité, urbanisme et contrôles en tous genres. De plus, le regroupement des matériaux d’occasion (et anciens) le "sourcing"’ donc n’est pas encore évident car innovant et souvent expérimental malgré les 18O millions de tonnes de matériaux de démolition produites annuellement dans notre pays, n’oublions cependant pas que le meilleur déchet est celui qu’on ne produit pas !

La récupération des pierres, cheminées, portes et fenêtres des châteaux-forts pour bâtir les villages, sans attachement particulier aux éléments anciens ou
artistiques (si ce n’est pour un projet basique : construire un mur en pierre) a été une pratique courante à travers les siècles.

Je limiterai mon propos au champ artistique plutôt que de l’aborder sous le couvert de la pratique écologique, de même que je ne parlerai pas de la transformation des matériaux mais de leur réutilisation telle quelle, sans considérations économiques (ce qui est aussi louable) mais plutôt artistiques et conservatoires.

De tous temps on a parfois "récupéré" , on s’est servi d’éléments existants, de bâtiments mêmes que l’on a simplement restaurés, agrandis ou transformés mais toujours en utilisant ce que d’autres avaient bâti auparavant : temples romains entiers, colonnes, marbres et chapiteaux antiques, sarcophages, bas-reliefs de la Renaissance, fontaines, sculptures de toutes les époques provenant souvent de pillages, de sacs de ville etc. Les exemples sont innombrables : à Venise les chevaux en cuivre fondu devenus ornements du portail de l’église St Marc et datant du IVème siècle av. J.C. (installés en 1254) arrachés en 1204 par les Vénitiens donc, à l’hippodrome de Constantinople où ils avaient été placés et provenant (peut-être) de Grèce (à moins que ce ne soient des copies romaines du IVème siècle après J.C. ?) Leur galopade n’était pas terminée pour autant, puisqu’en 1797, le général Napoléon Bonaparte ramène en France les quatre équidés. Ayant accédé à la fonction suprême d’Empereur, il s’empresse d’en orner sa capitale en les faisant installer sur les grilles des Tuileries puis enfin sur l’arc du Carrousel vers 1808. L’heure de la défaite ayant sonné après Waterloo, au grand galop les chevaux regrimpent sur le portail de St Marc. Contre toute attente ils en redescendront encore durant les deux grandes guerres (par protection). Une dernière fois, le quadrige (car c’en était un au départ) "remontera" avant d’être définitivement installé au musée de la Cité des Doges et remplacé par quatre copies. Il faut aussi voir dans ces pratiques (de pillage) une démonstration et des manifestations de puissance affichées par les vainqueurs montrant leur butin : un triomphe sur les ennemis vaincus. Les nazis durant la dernière guerre ont fait la même chose.

Dans la ville de Rome, d’innombrables constructions ont été édifiées à partir d’antiques (matériaux et statues) préexistants. À Pise, la cathédrale du XIème siècle comporte un grand nombre de remplois de l’Antiquité, colonnes et chapiteaux. En Tunisie la mosquée de Kairouan du IXème siècle a usé du même procédé ainsi que celles de Tunis. En Espagne, le plus bel exemple n’est-il pas la cathédrale de Cordoue (la plus grande après la Mecque) construite en incluant une merveilleuse mosquée qui en est restée malgré tout le chœur. La chapelle Palatine d’Aix la Chapelle est un bel exemple de réutilisation d’éléments anciens, de même le Dôme du Rocher à Jérusalem, construction merveilleuse (691-92) aux colonnes et chapiteaux venus également de l’Antiquité.

En France nous n’étions pas en reste, on ne compte plus les chapiteaux romains creusés et devenus des bénitiers. Parfois, ce sont d’énormes blocs et fragments qui sans aucun souci esthétique ou artistique sont employés dans les soubassements des bâtiments, notamment des églises comme, celle de St-Just-St-Rambert (42) dont les fûts de colonne Gallo-Romains proviennent de la "villa" St-Côme toute proche. Il en est de même pour l’église cathédrale de Vaison-la-Romaine (Notre-Dame de Nazareth).

La Révolution Française elle-même a participé au réemploi (si l’on peut dire) puisque les pierres de taille issues de la démolition de la Bastille servirent dans la construction du pont de la Concorde inauguré en 1791.

À Thiers on peut voir sur la façade de l’immeuble jouxtant le square de Verdun la rambarde d’un balcon qui n’est autre que la grille de communion de la chapelle du couvent des Grandmonts. Un joli bas-relief en Volvic sculpté du XVIIIème siècle représentant St-Eloi a été inséré sur la façade d’angle de la maison faisant l’angle du carrefour du même nom. Rue de la Dore, ce sont les armoiries en pierre tendre d’une famille noble, venues du lointain XVIème siècle sous la forme d’un bel écu soutenu par deux chérubins, qui a trouvé là une place purement décorative. Dans le mur de l’église du Moutier (à l’extérieur) côté chœur nord c’est un fragment sculpté Carolingien 9ème siècle qui a servi de réemploi.

Dans l’enceinte du château de la Chassaigne, dès la grille du jardin franchie, les quatre chapiteaux du temple des eaux sont d’époque romane et proviennent de
démolitions de l’église de Cournon, le kiosque de musique 1900 ornait un parc de Moulins. Les ‘"oeils de bœuf" du XVIIIème siècle ornant l’orangerie proviennent de la démolition de l’ancien hôpital de Lezoux (Mon Repos) dont il reste le beffroi d’époque gothique (dans sa partie basse). Le bassin de la cour provient de l’ancienne propriété Barge au Moutier (maintenant appelée l’Orangerie), il y en avait 9 dans le parc ! C’est au château de Sarlan (Yronde et Buron) que l’on doit le bassin comparable situé côté couchant. Celui en "rognon" de la cour vient aussi de ‘"l’Orangerie", il a été associé aux restes d’une fontaine publique d’une place lézovienne. Ce n’est pas tout concernant ce site, la jardinière carrée (cubique) où s’épanouit un rhododendron est en fait la cuve des fonts baptismaux (d’époque romane) de la chapelle primitive (détruite) du château de Sauviat. Ce n’est pas tout, pèle mêle dans le bâti du jardin dit "en creux" on peut voir un chapiteau en marbre provenant, paraît-il, du Temple de Mercure (sommet du Puy-de-Dôme), le buste d’un dieu Gallo-Romain, des meules antiques.

Il y a, je crois, une vertu à récupérer et à mettre en valeur ces témoins du passé, la première étant de les sauver, c’est en cela qu’il faut s’y intéresser en "conservateurs" pour les générations futures.

Jean-Paul Gouttefangeas

L’actuel pont de la Concorde à Paris fut achevé en 1791, en utilisant des pierres issues de la démolition de la Bastille. Crédit photo Jean-Luc Gironde août 2023.