Comme c’est bizarre !

Ce jour à Thiers, nous avons déjeuné dehors sur la terrasse, pourtant le 11 novembre est derrière nous, comme c’est bizarre ! Oh je ne vais pas en faire tout un tintamarre et surtout pas m’en plaindre mais tout de même j’y vois une anomalie : comme c’est bizarre !

Il fut un temps pas si lointain où les chrysanthèmes que l’on installait sur les tombes dès la veille de Toussaint étaient gelés le matin du 1er novembre et là, pour être repassé dans les allées pour arroser mes pots, j’ai pu constater que le cimetière des Limandons est un splendide jardin : comme c’est bizarre ! Ces débordements de fleurs ont le pouvoir d’embellir (j’ai failli dire égayer) ce lieu de repos de tous ceux qui nous ont quittés. Je suis descendu par les ‘’Chemins neufs’’ jusqu’au Moutier. Au rond-point, un autre jardin, superbe et bien fleuri, des plantes en bonne santé mais pas des chrysanthèmes, comme c’est bizarre ! (ils sont tous dans les cimetières !). La nature parfois participe à l’effort d’économie et c’est heureux.

Ayant rendez-vous chez un dentiste, je passais évidemment par la salle d’attente. Cinq personnes m’y avaient précédé. Mon ‘’bonjour’’ d’arrivée prononcé à haute et intelligible voix ne créa pas un enthousiasme débridé dans l’assemblée ! Il faut dire que ce respectable rassemblement était occupé par une pratique collective maintenant courante, converser par téléphone. Je me suis senti isolé : comme c’est bizarre ! Au bout d’un moment, esseulé dans mon isolement, j’ai risqué une question : « ça ne vous dérange pas si je ne téléphone pas ? ». Dans l’instant, je n’eus pas de réponse, tout au plus certains yeux se levèrent des claviers pour regarder furtivement l’intrus que j’étais. Enfin, un son me parvint comme réponse (d’un humain !), une dame me dit en souriant : « vous vous faites remarquer », bizarre non ? Effectivement, je n’étais pas dans la norme. Les salles d’attente où les gens parlaient entre eux pour passer le temps d’attente (si bien nommé en ce lieu), où l’on pouvait feuilleter des magazines, voire arracher subrepticement les pages qui nous intéressaient, introuvables ailleurs lorsque les revues toutes froissées et fatiguées par l’usage intensif des lecteurs cumulaient les semaines et même les mois d’âge, tout ça était fini, la pandémie était passée par là ! Finis les contacts en tous genres, plus de bises, plus de poignée de main, la parole ne peut plus circuler librement mais filtrée et à distance respectable : comme tout ça est bizarre ! (mais nécessaire).

Pour revenir au téléphone, c’est sûrement l’avenir (lequel ?) être en relation avec un interlocuteur à Bombay, à Sermentizon, à Caracas ou à Honolulu, tout ça instantanément sans avoir à se déplacer, (prodigieuse invention) sans risque de transmission de virus tout en voyant (parfois)sur l’écran ceux à qui on parle, qu’espérer de plus ? L’autre jour (mercredi) alors que je passais devant l’ « Ecole Nationale », un grand nombre d’élèves attendait les cars de ramassage, j’ai eu beau chercher (assez rapidement je l’avoue) un de ces adolescents qui n’aurait pas l’appareil rivé à l’oreille, je n’en ai pas vu, comme c’est bizarre ! Je me souviens (mais il y a tellement longtemps !) de ces rassemblements devant l’école, ce chahut, cette effervescence, ces cris, parfois ces petites bagarres de gamins, quelle différence avec l’ambiance d’aujourd’hui, quel changement de Société ! Tous ces jeunes gens, lorsqu’ils seront adultes (c’est pour demain) sauront-ils se parler de vive voix ? Est-ce que les relations qu’ils auront passeront toujours par un ‘’serveur’’, sauront-ils si le copain qui est à côté d’eux n’est pas un hologramme ? Avouez que ce serait bizarre ! (pour le moins).

Mais à ce stade de mon récit, il me revient à penser au tournant qu’a pris notre façon de vivre. Vaste sujet me direz-vous, surtout à l’aborder dans une chronique qui se veut légère, qui parle de beau temps, de fleurs, (de salle d’attente !). Malgré tout je persiste (comme c’est bizarre !). C’est fou ce que le dernier épisode sanitaire (tragique) a remué en nous : il nous a fait faire le constat de notre vulnérabilité. Installés que nous sommes sans réelle conscience dans un monde qui se déshumanise à grande vitesse. Pourtant, depuis deux siècles et demi l’histoire ne s’est faite que par des soubresauts et des évolutions chaotiques de tous ordres qui ont transformé le monde en profondeur. Cela aurait pu en effet donner à réfléchir. L’élément nouveau (par rapport aux temps anciens) c’est le progrès et surtout la vitesse fulgurante à laquelle il s’est développé et aux conséquences parfois désastreuses que cette progression a occasionnées. Ne nous méprenons pas, je n’attaque pas le progrès mais ce qui en résulte dans de nombreux domaines où nous n’avons sûrement pas été vigilants.

La crise de civilisation occidentale que nous prenons de plein fouet doit nous interroger sur l’essentiel de la vie ! Force est de constater que la crise de l’esprit se généralise, que les croyances ancestrales ne sont plus de mise et que notre Occident est au bord de la noyade dans un océan de futilité, d’individualisme outrancier et de matérialisme où l’éphémère et le paraître règnent en valeur suprême. Aujourd’hui, autour de nous il n’est question que de frontières, de violences, de déplacements de populations, d’économie, de guerres, de développement des communications. Ce sont nos actions qui accentuent les inégalités, le dérèglement climatique, les crises économiques, financières, sociales. Ces sujets ou phénomènes ne sont certes pas nouveaux mais ils sont de plus en plus dépendants les uns des autres, de plus ils ne sont plus circonscrits à un territoire mais ils sont planétaires.

Nous avons cru que la planétarisation des échanges et des liens qui se créent entre tout et tous allait simplifier les choses, c’est le contraire qui se produit : c’est une complexité qui constitue un obstacle pour trouver des solutions simples. C’est ce que nous appelons une ‘’crise de la modernité’’ mais c’est surtout une crise de civilisation. Une désaffection apparente des valeurs traditionnelles remises en cause à tout propos, frappe nos pays (et nos esprits) alors que le progrès que l’on croyait irrésistible et infaillible montre ses limites. Aurions-nous fait fausse route ? Comme c’est bizarre ! Dieu et les Dieux de façon empirique ne sont plus indispensables, ils disparaissent de la préoccupation des hommes et petit à petit de leur vie, par quoi seront-ils remplacés ? Nietzsche ne disait-il pas : ‘’Dieu est mort, c’est nous qui l’avons tué’’.

C’est en vain que nous cherchons un renouveau du progrès (mais humain celui-là) qui s’appelle humanisme, comme une renaissance, fondé sur l’accession à la connaissance pour tous, à la liberté de penser, au progrès politique et éducatif, etc. tout ce qui conduit à la dignité des êtres et à l’art de vivre.

Nous ne voulons pas imaginer ce qu’il adviendrait d’un monde qui sombrerait dans un effondrement intellectuel et moral qui pourrait mener à l’émergence d’une société dénuée d’idéal, laissant la place à la barbarie sans susciter de réaction des corps sociaux.

Finalement, encore une fois, je crois que je me suis laissé aller dans des propos hors sujet (comme c’est bizarre) j’espère que vous me pardonnerez mais avouez qu’il est parfois des digressions qui donnent à réfléchir ! Il n’y a rien de bizarre à cela !

Jean-Paul Gouttefangeas

Crédit photo : Jean-Luc Gironde.