Ce temps qui s’écoule

Ce temps qui s’écoule ne nous dit pas de quoi sera fait demain, il y a seulement quelques semaines nous n’aurions pu imaginer que des millions de personnes seraient jetées sur les routes depuis un pays que, il faut bien le dire, je ne connaissais pas, ou seulement par des clichés touristiques qui vantaient les immensités des champs de blé (entre autres cultures), les jolies femmes aux cheveux blonds et beaux, comme leur visage, les enfants avec leurs yeux bleus couleur de ciel.

Et pourtant, ce sont ces mêmes enfants que l’on peut voir maintenant morts sur le bord des routes, tenant serré contre eux leur nounours ! Ce sont ces femmes pareillement mortes en allant accoucher, ne pouvant même pas donner naissance à des bébés déjà morts en leur sein ! Ce sont ces hommes de tous métiers, de toutes conditions transformés en soldats, en guerriers défenseurs de leur pays.

Ce temps qui s’écoule ne nous dit pas quand la paix reviendra. Devrons-nous attendre longtemps encore pour ne plus voir les images effrayantes des ravages des combats ? Mais je devrais plutôt écrire : combien de temps encore ce peuple devra t-il subir les horreurs de la guerre ? Ceux qui restent dans les villes sont terrés dans les sous sols, essayant de survivre dans les caves, de dormir sur des lits de fortune. Pour ces habitants, sortir dans les rues ou sur les places pour tenter de se nourrir, de trouver de l’eau, c’est s’exposer à mourir dans l’instant.

Cette vision des villes et des villages détruits, ces maisons éventrées aux façades noircies, aux charpentes calcinées, ces ponts dont les deux rives ne se rejoignent plus, ces colonnes de voitures percées de balles, épaves-témoins d’une fuite éperdue ! Ces véhicules ou l’on peut lire le mot « enfants » écrit à la hâte sur les portières ! Qu’est-il advenu de ces enfants et de leurs parents ou voisins ou amis ? Tous avaient espéré que « ceux d’en face » savaient lire ! Mais non, ils se trompaient, c’étaient des illettrés du cœur et de la conscience, ceux-là obéissaient à leurs chefs qui eux-mêmes exécutaient les ordres et consignes venus d’en haut, de beaucoup plus haut ! A moins que ceux qui appuient sur la gâchette au moment ultime ne le fassent par zèle personnel ? Non, je ne veux pas le croire car, si c’était le cas, ce serait à désespérer du genre humain.

Ce temps qui s’écoule, c’est comme un vieux film en noir et blanc d’une période encore plus noire qui repasserait sous les yeux des plus anciens d’entre nous et dans le souvenir de récits d’avant rapportés aux plus jeunes : exode, bombardements, fuite, destructions, drames, deuils, la liste est longue et douloureuse. Chez nous, dans le printemps naissant qui est généralement une saison d’espérance et de beauté, on ressent comme un voile de deuil posé sur tout. Un crêpe noir qui empêche la joie, une piqure d’impuissance toujours révoltante.

Alors, nous organisons des collectes, nous envoyons vers ces martyrs de la violence des convois dits humanitaires afin de tenter de combler la misère des actes inhumains de certains de leurs agresseurs. Ceux qui fuient emportent peu avec eux, ils se tiennent par la main, ça au moins c’est humain ! Souvent on a mis le chat dans un panier, on ne veut pas le laisser, le chien aussi est du voyage, pour certains, dans la vie de tous les jours, c’est avec lui qu’on partage, que voulez-vous quand on est vieux et seul ! Et puis dans ce misérable voyage de déglingués on trouve des brancardiers improvisés qui font cahoter des vieillards, des infirmes et des blessés en tous genres. A la queue leu leu on passe les rivières sur quelques planches hasardeuses et pourtant de salut !

Ce temps qui s’écoule ne nous dit pas combien de ceux-là arriveront jusqu’à nous, combien trouveront un accueil, un réconfort, un toit provisoire. Certains échapperont au mitraillage systématique, à l’enfer des hôpitaux détruits, des gares et des trains bombardés et aux explosions destructives. Dans plusieurs pays, ils seront aussi reçus par leurs familles, leurs amis déjà établis et même par des inconnus. Pour un temps, ils vivront loin du bruit et de la fureur, ils reverront peut-être les couleurs des fleurs, eux qui ne connaissaient dans leur patrie que les couleurs de la guerre. Engins et véhicules de teint marron, uniformes marron, Président, ministres, maires, officiers et officiels en tenues kaki ! Couleur qui annonce déjà la putréfaction d’un monde qui se meurt malgré le courage, voire l’héroïsme de ses défenseurs.

Il en faudra du courage aussi à ceux qui ont fui et de la force pour retrouver la beauté de l’espérance et de la vie, à tous ceux qui, où qu’ils soient, ne savent plus comment vivre leurs jours, tous ceux-là qui n’osent plus s’endormir quand vient la nuit, de peur de se faire définitivement dévorer dans leurs rêves par les monstres qui les hantent, par ce qu’ils ont dû subir et l’avenir incertain qui les attend.

Ce temps qui s’écoule ne nous dit pas ce qui pousse certains êtres de pouvoir, pour le moins malfaisants, à des idées de démesure, de domination et de soumission des autres à leur désir et cela à n’importe quel prix. Nous ne sommes consolés en rien par le fait de savoir que ce type de comportement a toujours existé, existe aujourd’hui en maints endroits du monde et peut-être sommes nous à la veille d’une recrudescence de chefs sans foi ni loi, n’écoutant que leur instinct primaire et barbare, souvent bien secondés par un certain entourage pour arriver à leurs fins.

Nous devons veiller toujours par notre bon sens, notre vigilance, nos démocraties (même si elles sont imparfaites) à porter aux commandes des êtres qui travailleront pour le bien du plus grand nombre, en faisant fi de leurs ambitions personnelles, il en va de l’harmonie des peuples et de notre survie.

Jean Paul Gouttefangeas

Illustration de l’article, pompier polonais avec un enfant ukrainien dans ses bras, 27 février 2022, crédit photo Mirek Pruchnicki from Przemyśl, Sanok, Polska.