Bitords et bittons - LE BITORD

Bitords et bittons, par Charles Fabre (1851-1933), membre N. R. du Comité des Travaux Scientifiques et Historiques de France.
Publié à la Nouvelle imprimerie moderne (Clermont-Ferrand) en 1956.

Tout touriste, visitant une ville cherche, en premier lieu, à comprendre la signification des armoiries de cette ville.
À Thiers, les armoiries assez confuses pour qui ne connaît pas son histoire, frappent l’imagination du visiteur. Pourquoi, demande-t-il, votre ville d’un abord difficile, située sur un haut mont escarpé, isolée sur un immense rocher, sur la rive droite de la Durolle qui coule à ses pieds, dans une profonde gorge, a-t-elle un bateau sur son blason ?

« De gueules au navire d’argent aux voiles déployées voguant sur une onde de mesme, onbrée d’azur. »

Thiers, a autrefois été un port fluvial. La Durolle est une rivière, ou mieux, un fort torrent qui descend de la limite des Monts du Forez et des Bois noirs.
En arrivant sous les murailles de la ville, dans la plaine, ce torrent perd de son impétuosité pour se transformer (du moins à l’époque qui nous occupe) en un vaste marais. C’est ce marais, que nos Pères avaient aménagé en port, ou si vous le préférez, en un lieu de chargement et de déchargement des marchandises.

Et, comme je n’avance rien que je ne puisse prouver, je citerai ici le témoignage de Pierre de la Planche, qui vivait au XVII° siècle.
Dans deux manuscrits qui font partie de la collection de M. Meurqey de Tupigny, président de la Société Française d’Héraldique et de Sigillographie. Pierre de la Planche nous dit :

« (1640). Thiers, diocèse de Clermont, est une bonne ville, où il se fait grand commerce, soit en papier, cartes, cousteaux et clinquaillerie... La petite rivière de Durolle, sur laquelle sont les moulins à papier et les martinets, passe le long des murailles. Elle commence à porter basteaux au pont de Thiers, qui est à moins d’un quart de lieue de la ville. C’est là où l’on charge les marchandises. »

Notre compatriote, M. Alexandre Bigay, qui a étudié ces documents, constate, avec juste raison, que ce pont de Thiers, à un quart de lieue des murailles, suffirait à désigner le pont du Moutier, qui est à cinq cents mètres de l’ancienne porte Notre-Dame, au bas de la rue Gambetta.
Mais, outre cela, dans le second manuscrit, datant de 1669, nous trouvons :

« (1869). La ville a une situation haute et basse, ayant une montagne du costé du Levant, et la petite rivière de Durolle passe près de ses murailles, vers le Midi et le Couchant, puis elle tombe dans la Dore à une lieue de là. »

Toujours d’après M. Bigay, le pont de Thiers qui, dans le premier manuscrit est donné à moins d’un quart de lieue de la ville, ne peut être un pont sur la Dore, puisque celle-ci passe à une lieue plus loin dans la plaine.
Ces deux textes, du même auteur, prouvent que la tradition dit vrai. Il y a eu un port à Thiers (Moutier) ; du reste, l’appellation patoise « Viro barco  » qui désigne ce point, indique bien l’endroit où les bateaux faisaient demi-tour, car Thiers était tête de ligne de la navigation fluviale.

À cette époque, où tout le trafic se faisait par eau, les arbres des forêts situées sur la haute Durolle, plus ou moins bien équarris sur place, étaient jetés, l’un après l’autre, dans la rivière. Avec de grandes difficultés, puisque facilement ils se coinçaient contre les rochers bordant la rive, ils arrivaient par flottage, jusqu’au port de Thiers où, liés ensemble, ils formaient les radeaux.

Mais ces arrêts des troncs d’arbres contre les rochers, n’étaient pas les seules difficultés qu’avaient à surmonter les bûcherons. Les riverains, les propriétaires des moulins, des martinets installés sur la Durolle, ne voyaient pas d’un bon œil les arbres venir buter contre les chaussées, contre leurs installations. Aussi, il se produisait souvent des rixes, des procès. Cela dura jusqu’au jour où...

« En 1596, un arrêté du Parlement, dont les dispositions furent confirmées par l’ordonnance de 1668, concernant les Eaux et Forêts, ordonne à tout détenteur de moulins ou forges, d’avoir pertuis pour le flottage des bois, permet aux marchands et exploiteurs de bois, d’en faire faire et défend d’arrêter le passage de ces marchandises.  »

L’on me fera remarquer que, s’il était assez facile de faire flotter les bois dans la haute vallée, il ne pouvait en être de même dans la traversée de Thiers, où les deux cascades naturelles du Creux-Salien et du Creux-de-l’Enfer, constituaient deux obstacles presque infranchissables.

Les bois exploités sur la haute Durolle, s’il est vrai que certains pouvaient servir de bois de construction, étaient surtout des bois de chauffage provenant des épaisses sapinières de cette région et n’avaient pas un très grand diamètre. A cette époque, le seul combustible était le bois ; les usines, les villes, en faisaient une très grande consommation.

Il devait donc être assez facile de faire passer les cascades par ces résineux légers, peu encombrants et flottant avec facilité. Et puis, nos Pères profitaient toujours d’une crue, ou d’une hauteur d’eau suffisante pour procéder au flottage des bois. En temps de sécheresse, ils établissaient des dépôts sur les bords de la haute Durolle et les bois ne descendaient au port de Thiers que lorsqu’il était facile de passer toutes ces difficultés.

Pour franchir les cascades, ils avaient aussi d’autres moyens. Tout comme les bûcherons de l’époque romaine (les Dendrophores), lorsque sur la rivière il se présentait un arrêt infranchissable, nos Pères contournaient la difficulté en sortant les bois, du lit de la rivière, pour aller les remettre dans le courant, en aval de la cascade. Il est cependant fort possible que, comme les creux Salien et d’Enfer ne sont pas très éloignés du Moutier, on transportait les bois jusqu’au port, sans les remettre à l’eau.

Je donne ci-contre la photographie d’un bas-relief existant musée de Bordeaux, où l’on voit les Dendrophores romains transportant un tronc d’arbre pour contourner un arrêt naturel sur le cours d’une rivière (fig. 1). Il n’a pu en être autrement à une époque où les routes et chemins étaient inexistants en France, surtout dans les vallées comme celle de la Durolle.

Enfin, je dois faire observer qu’autrefois, les moulins et martinets étant moins nombreux que de nos jours, le cours de la Durolle était bien moins encombré, ce qui favorisait le flottage des bois.

Du port de Thiers, sur une longueur de cinq ou six kilomètres, un chenal, creusé dans la plaine et dans le lit même de la Durolle, conduisait les trains de bois et les embarcations chargées de marchandises diverses jusqu’à la rivière Dore.

Cette navigation, dans un chenal sans courant, ne pouvait se faire que par remorquage, par des gens qui, attachés au câble, tiraient, depuis le chemin de halage, les bateaux, tant à l’aller comme au retour. Ces gens, tels qu’un troupeau de bêtes, étaient des condamnés, des forçats fournis par l’État. Ces condamnés étaient les bitords.

LE BITORD

Le bitord est un tout petit cordage, composé de deux ou trois fils de caret, tortillés ensemble, qui sert à remorquer et à amarrer les embarcations légères. Autrefois, lorsque le bitord était mal tendu, lorsqu’il laissait flotter les embarcations, on disait qu’il avait de la bitture.

Jusqu’à la fin du XIX" siècle, dans le langage populaire, l’homme vil, le rebut de la société, était désigné sous ce nom, bitord. Ce que je viens d’avancer nous est confirmé par les plus savants linguistes, et en particulier par Darmesteter (1846-1888) qui, dans son ouvrage étymologique nous dit : « Prendre une bonne bitture c’est prendre une longueur de câble (bitord) suffisante pour qu’il ne flotte pas. Par métaphore, ajoute-t-il, ce mot est pris dans le sens de s’enivrer. Il désigne en terme marin, puis populaire, l’homme grossier, méprisable. »
À Thiers, le remorquage des embarcations, des trains de bois, était fait par des condamnés aux travaux forcés, qui tiraient sur le bitord, et qui par extension, étaient désignés sous ce nom « les bitords ».
L’État, dans ses arsenaux, faisait une grande consommation de bois ; il exploitait par des entrepreneurs à sa solde, les forêts des diverses régions
de France et, pour ces travaux, mettait à la disposition des entrepreneurs des condamnés, des forçats. Non seulement pour l’exploitation des bois, mais pour tout travail grossier des arsenaux, des usines, des galères, il employait ces forçats.
Il y avait les condamnés à perpétuité et ceux à temps ; les premiers étaient coiffés d’un bonnet vert ; les autres, d’un bonnet rouge. Ces hommes, s’il est vrai qu’ils relevaient d’un dépôt ou bagne, lorsque leur bonne conduite le permettait, pouvaient circuler librement pour le service de l’employeur.

Il est donc certain qu’à Thiers, ville qui jouissait d’une grande prospérité et où la main-d’œuvre manquait souvent, les travaux pénibles, grossiers, étaient effectués par ces hommes qui ne différaient des autres travailleurs que par l’état de flétrissure dans lequel ils se trouvaient.
Le mot bitord était donc synonyme de forçat, et le plus sanglant affront que l’on pouvait faire à un Thiernois c’était de le traiter de bitord.
J’en veux pour preuve un document découvert dans les archives départementales par M. Fournier, archiviste, où il est dit : « En 1684, des Thiernois s’étant rendus à une fête à Lezoux, furent accueillis à l’entrée d’un bal par les cris de « voici les bitords ». Il n’en fallut pas davantage pour échauffer les esprits, à tel point que pour un motif futile, une querelle éclata et qu’un nommé Astier de Thiers, ayant tiré son épée, en donna un tel coup à un certain Cotillon, de Lezoux, que ce « dernier en mourut sur place ».
Mais si ces forçats, ces bitords jouissaient d’une liberté relative, quelques-uns, scélérats incorrigibles, n’étaient rentrés dans la société que pour y commettre de nouveaux méfaits. Il était donc nécessaire qu’il existât dans notre région un bagne ou mieux, une dépôt pour les recevoir et les enfermer dans des cachots à temps, ou même pour y terminer leurs jours.
La tradition veut que ce dépôt ait existé dans la ville de Lezoux, dans la ville des « condeimnas », comme l’on disait alors. De nos jours encore, les habitants de Lezoux, qui certainement ne méritent pas ce qualificatif, sont désignés par ce surnom « condeimnas ».
Pourquoi Lezoux fut-elle choisie pour recevoir ces criminels ? En premier lieu, à cause de sa situation. À quelques kilomètres de Thiers, de Maringues, centre important de tanneries, et où, sur la Morge comme sur la Durolle, les bois devaient être exploités. À peu près à la même distance de l’Allier et de la Dore, son dépôt devait fournir les forçats nécessaires pour le travail des usines, le halage des trains de bois et des embarcations diverses.
C’est surtout à cause de son très grand et ancien château, qui renfermait de nombreux souterrains, que cette ville eut le triste privilège d’avoir un bagne.
Lezoux était la ville royale. En 1550, Catherine de Médicis était seule maîtresse de cette terre. Elle la passa ensuite à Marguerite de Valois, première femme d’Henri IV. En 1606, Louis XIII en hérita ; son fils Louis XIV, par lettres patentes du 22 novembre 1661, l’abandonna à Jean Ribeyre, seigneur de Fontenille, Seychales, Ligonnes, etc., qui, à titre d’échange, donna au roi une maison située à Paris, sur l’emplacement de laquelle fut construite une partie du Louvre.
J’ai recherché, dans les archives départementales et autrefois dans les archives communales, s’il existait quelque document relatif à cette prison. J’avoue avec regret que jusqu’à présent, mes recherches ont été infructueuses.
Cependant, si ces documents ont disparu, les cachots, salles voûtées et obscures, peuvent se voir encore. Certes, la construction de maisons sur l’emplacement du château, l’aménagement des souterrains en caves, par suite leur transformation, ne rendent pas la tâche bien facile.
Grâce à l’amabilité des propriétaires et des locataires occupant actuellement ces immeubles, j’ai pu me rendre compte de ce qu’avaient été ces cachots. Les caves sont presque toujours à deux étages ; l’étage supérieur semble avoir été un chemin de ronde, les cachots se trouvant au-dessous.
Chez M. Verdier, marchand de vins, à une profondeur de cinq ou six mètres au-dessous du niveau de la rue, dans le sol d’une salle voûtée, il fut rencontré le squelette d’un homme. Jusqu’à présent, M. Verdier n’a pas poussé plus loin ses fouilles.
Dernièrement, M. Forestier, propriétaire de la grosse tour du château (le donjon), sur la place de l’église, en voulant construire un escalier pour sortir de sa cave, rencontra trois squelettes couchés l’un sur l’autre.
Enfin, M. Fayet, chapelier, trouva, il y a déjà plusieurs années, un souterrain qui desservait de nombreux cachots. De crainte que ses enfants ne s’égarent dans ce couloir, M. Fayet le fit murer. Malgré mes recherches, je n’ai pu en retrouver l’entrée. M. Fayet est décédé et sa famille n’habite plus Lezoux.
Et que l’on ne vienne pas invoquer que ces corps peuvent appartenir à un ancien cimetière ; leur position dans le sol d’une salle voûtée, à cinq ou six mètres au-dessous du niveau de la rue, est une preuve palpable que nous sommes en présence de corps de prisonniers décédés dans ce cachot et enterrés sur place. (Je dis prisonniers décédés de mort naturelle et non suppliciés ; les suppliciés, comme nous le verrons plus loin, n’avaient pas droit à sépulture.)
Évidemment, tout cela, malgré la tradition, ne nous porte pas la certitude qu’il ait existé un bagne à Lezoux. Je dois donc chercher ailleurs mes preuves.
A Lezoux, il y avait un pilori. Certes, des piloris on en voyait dans toutes les agglomérations. Les seigneurs et même les évêques, dans leurs fiefs, avaient un pilori, sorte de poteau où l’on attachait celui qui s’était rendu coupable de quelque méfait, pour l’exposer à la vue du peuple.
Mais à Lezoux, le pilori était autre chose. C’était une construction en forme de tour, supportant la roue, instrument de supplice où l’on attachait les condamnés pour les rouer, c’est-à-dire pour briser leurs membres à l’aide d’une barre de fer, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Cet appareil était situé à l’intérieur de la ville, sur la place qui, jusqu’à ces derniers temps, a porté son nom (place du Pilori).
Pendant cinq jours, le corps restait exposé sur le pilori ; mais, à l’odeur cadavérique qui s’en dégageait, on ne pouvait le laisser plus longtemps dans l’enceinte de la ville, près des maisons ; il fallait le porter ailleurs ; et comme un supplicié ne devait pas être enterré, on le portait aux fourches patibulaires, sorte de portique où les corps restaient pendus jusqu’à ce que les corbeaux ou les bêtes sauvages aient dispersé leurs restes..
A Lezoux, nous connaissons très bien l’emplacement de ces fourches patibulaires. Situées hors des murs, sur une hauteur dominant la ville afin qu’elles puissent être vues de partout, dans un endroit désert à cette époque, c’est aujourd’hui la place du marché au bois.
Certainement, ces grands instruments de supplice n’avaient pas été installés pour les habitants de la petite et paisible ville de Lezoux, mais bien pour des forçats impénitents qui méritaient un châtiment, et nous avons là la preuve que la tradition dit vrai lorsqu’elle prétend qu’à Lezoux il a existé un bagne.
Sur une chanson patoise qui parut à Thiers à la fin du XVIII’° siècle, je relève deux vers :

Seins pelas rulhàs
Por lou condeimnas
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Lou condeimnas sont les condamnés ; nom que l’on donnait aux habitants et qui nous prouve encore mieux l’existence de forçats cette ville, puisque cette désignation nous la trouvons écrite dès le XVII° siècle.
Supprimé en 1789, le supplice de la roue disparut ; mais l’édifice demeura encore longtemps en place. À la Révolution, il fut aménagé en estrade où l’on donnait des fêtes et d’où les orateurs pouvaient s’adresser à la foule. Ce n’est que dans la première moitié du XIX" siècle qu’il fut définitivement abattu. Sur son emplacement et sur celui des fourches patibulaires, il fut édifié des fontaines.
Dire que Lezoux a été un bagne est inexact. Les bagnes étaient tous situés dans les ports de mer, sous l’autorité du Préfet maritime. Le port de Brest, par exemple, avait en moyenne une population de neuf mille condamnés aux travaux forcés. Lezoux était simplement un dépôt, chargé de distribuer ces hommes pour les différents travaux de notre région.

À suivre :

Bitords et bittons - LE BITTON

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L’intégralité du texte sur Gallica.
Illustration figure 1 tiré de l’ouvrage, et le port du Moutier de Geneanet.