Comment on tuait le cochon à Thiers

En Béarn, on disait "le pèle-porc". Dans les montagnes languedociennes, cette opération était nommée "la saignée du porc". Chez nous, à Thiers, on dit plus simplement "tuer le cochon".

Partout, il semble que ce soit là l’occasion exceptionnelle et désirée d’une fête familiale.

Que l’animal, une fois saigné, soit brûlé ou lavé (on opte généralement à Thiers pour la première solution, en raison du goût particulier que cela donne à la couenne), qu’il soit ouvert par le ventre ou par le dos, la mort du cochon est un évènement familial par excellence. Quoi qu’il en soit, le porc, une fois abattu, est utilisable de bout en bout. Vous pouvez même sucer les onglons si le cœur vous en dit…

Parlons… archives

A Thiers, la mort du porc est une tradition. En 1721, Antoine Ramay, ouvrier coutelier, élevait dans sa maison trois cochons ; deux au rez-de-chaussée, un au premier étage. Son voisin, Blaise Vignol, lui demanda de les sortir au plus tôt en raison de la puanteur qui se dégageait de la maison. On prit parti pour l’un ou pour l’autre, preuve que les camarades de Ramay ne trouvaient pas extraordinaire cette manière de vivre.

Le 14 mars 1826, les abattages furent interdits, pour les bouchers dans la rue Royale (Nationale), afin que les voyageurs, traversant la ville avec diligence, ne soient point incommodés. Il fut interdit de laisser, sur la voie publique, des baquets de sang.

En 1849, il fut pareillement interdit d’introduire dans la ville, pour les élever, des poules et des cochons.

La Saint-Eloi d’hiver (Sin Aly dè las Gogas) - St Eloi des boudins - était fêtée le 1er jour de décembre. Plus tard, le marché aux cochons, situé au Foirail, était fixé au jeudi avant Noël. Certains faisaient absorber à leurs bêtes de telles quantités de grains qu’on était obligé de les saigner sur place par crainte d’étouffement.

Principaux lieux d’abattage

L’arrêté préfectoral du 1er Décembre 1905 interdisait les tueries particulières dans les communes possédant un abattoir public.

Le maire, Monsieur Cotillon, réagit aussitôt et obtint satisfaction : "considérant que la ville de Thiers appartient à une population ouvrière qui vit modestement d’un travail souvent interrompu par le chômage ou la sécheresse et que, depuis un temps immémorial, les particuliers ont pratiqué l’abattage devant leurs habitations, il demanda au Préfet que, par tolérance, les Thiernois puissent continuer les tueries des porcs dont ils font leur alimentation devant leurs immeubles".

Le 20 novembre 1910, il fut toutefois fixé des emplacements où devaient se faire ces abattages. Cet arrêté ne fut que très peu suivi : carrière Dubost, rue Carnot - terrain vague, rue de la Fraternité, près de la maison Brigaud - trottoir usine Prot - carrefour rue de la Fraternité et Victor Hugo - Place Belfort - fontaine avenue de la Gare - escalier Place Duchasseint - marché couvert - rue basse du Rempart - derrière la Halle - Champ de Foire - fontaine de la rue du Palais - Corps de Garde, rue Durolle - Pont de Seychal - fontaine Place Lafayette, rue du 4 Septembre - carrefour rue des Forgerons et Sidi-Brahim - rue Rouget de l’Isle, jardin Bontemps - place du Navire près de la rivière - Octroi, route d’Escoutoux.
Ces abattages avaient presque toujours lieu à proximité des fontaines pour faciliter le lavage aussitôt le dépeçage terminé.

L’abattage

Point n’est besoin d’un immense couteau comme on peut le voir dans les peintures de Breughel. Un saigner forgé 3 pouces suffit, voire même un canif à lame pointue. Les tueurs étaient toujours de fort braves hommes. Peu avant 1914, on citait un certain Pornon. Il lui arrivait bien, quelquefois de rater "son patient" : on disait alors "O lo pas vogu bouéler son sang" (il n’a pas voulu donner son sang !). Qui de ceux parmi les thiernois de notre génération n’ont pas connu Monsieur Collange, qui joignait à cet art délicat celui de la fabrication des trocards. Plus près encore, Monsieur Thouly, dont j’ai toujours, personnellement, admiré le doigté lors de la saignée.

Le porc abattu, il faut le brûler, après avoir au préalable enlevé les soies. Il doit être "buclé" et non roussi. Pour cela, servez-vous d’un fétu de paille enflammée pour atteindre toutes les parties de la bête. Le porc alors "se craquèle". Grattez-le ensuite pour parfaire "la couenne".

Vous enlevez vos quatre jambons en les faisant les plus larges possibles. L’animal, une fois ouvert, par le dos, coupez la tête au niveau de la gueule, ce qui vous permettra de conserver un bon lard de sous-gorge.

Il est nécessaire alors de laisser la viande "reposer". La soirée sera occupée à préparer les andouilles et à cuire le boudin. "Dè dri ou dé tôt", quatre andoyas djin un pouo" (De ric ou de rac quatre andouilles dans un porc). La grosse andouille a pour nom "l’andouille du peta".

Le boudin

Ce sont là des recettes familiales transmises de génération en génération. Voici celle que nous adoptions :

- cassez un "bon" bol de noix. Hâchez du cèleri, du persil, de l’oignon. Ne faites pas cuire la préparation. Ajoutez cinq litres de sang, un litre de lait très crémeux, mettez une pincée de sel, pas de poivre.
- lavez les boyaux. Enlevez la doublure à l’aide d’un bâton très fin. Vos boyaux doivent être transparents. "Souffler-les" pour voir s’ils sont parfaitement homogènes et non troués.
- coupez des morceaux de saindoux de 10 cm de long sur 1 cm de large. Mettez-les sur un plat. Introduiser-les, au fur et à mesure que vous videz le sang, dans les boyaux. Il faut obligatoirement du "saindoux".
- placez sur le foyer une marmite de fonte dans laquelle il y aura de l’eau et de la paille. Enroulez vos boudins pliés dans une serpillière. L’’au doit être chaude mais pas bouillante. Veillez attentivement à éviter tout frémissement de l’eau. Piquez de temps en temps les boudins pour y déceler le degré de cuisson. Une fois cette opération terminée, enlevez-les précautionneusement et placez-les concentriquement sur la planche destinée à cet effet (utilisée aussi pour les "pompes" de la Foire au Pré). Egalisez vos boudins et frottez-les légèrement avec du saindoux pour qu’ils obtiennent la présentation du "brillant noir". Faite cuire vos pommes de terre, séparément. Cuisez le tout en y ajoutant les "grattons" traditionnels. Mélangez dans une grande poêle à frire et servez.

Il existe assurément d’autres recettes tout aussi savoureuses…

L’art de la salaison

Pour "tuer" le cochon, il est préférable de choisir un temps de neige, froid, mais non excessif.
Au grenier, la viande a reposé toute la nuit. Il s’agit maintenant de la "préparer" et de la saler. On utilise du sel fin et du gros sel.
Il serait fastidieux d’énumérer ici toutes ces opérations. Disons seulement que la tête en sa partie supérieure peut être divisée en quatre tronçons : groin, oreilles et partie du crâne attenante, partie comprise entre le groin et le niveau des yeux. Cette opération s’effectue à la scie.

Bouchez parfaitement l’intérieur des oreilles, les orifices du groin et les yeux avec du sel fin. Appuyez fortement pour que la pénétration soit totale.

Enlevez la peau très fine qui recouvre les jambons, côté interne. Bourrez de sel fin les jointures de l’os pour éviter que ce jambon ne sente "le calus". Employez toujours des gestes lents, précautionneux, pour que la pénétration du sel fin soit effective, j’allais dire "employez des gestes bénisseurs". Placez le saloir et installez par ordre de préséance, en partant du haut, les morceaux les plus honnêtes. Les jambons seront obligatoirement au haut-bout. A l’extrémité du saloir, légèrement incliné, sera mis un récipient destiné à recueillir le salpêtre.

Pour faire vos saucissons et saucisses, et pour que la viande ne "rancisse" pas, mélangez au porc une certaine quantité de viande de bœuf. Votre saucisson aura ainsi cette couleur rouge foncé tant appréciée des gourmets. N’ayez crainte de goûter, Mesdames, à cette viande hachée et assaisonnée, à même les baquets : ajoutez-y, si besoin est, un excellent vin de Bordeaux ou de Roussillon.

Saucissons et saucisses, une fois "engogués" seront placés sur le saloir, à même le sel et seront tournés quotidiennement pour obtenir l’imprégnation désirée. Plus tard, on les enfermera dans des boîtes hermétiques, nanties de cendre de bois.

Ne soyez surtout pas trop gourmands ; vous avez des pâtés pour vous satisfaire (il est préférable qu’ils soient cuits au four du boulanger). Quant aux jambons, il faut les laisser "se faire" et utiliser autant que possible ceux de l’année précédente.

Voilà comment on tuait le cochon en 1965. Une omission à réparer, toutefois c’était l’usage de donner à chacun de ses voisins et amis une "fricassée". Celle-ci se composait de "filet mignon", de boudin, de saindoux, le tout recouvert de "coiffe" (péritoine). Enveloppée dans un beau linge blanc, elle était offerte avec toute l’amitié dont s’honore notre région thiernoise.

En illustration dans le diaporama

Arrêté du 20.10.1910 concernant l’abattage des porcs

Carte postale avec une scène se déroulant à Thiers

Louis Adolphe Humbert de Molard (1800-1874) — lacuisinefrancaisedantan-jadere.blogspot.fr, notice du musée d’Orsay, Domaine public

Paul Gachet, gravure Cochons

A lire : Le cochon : Histoire d’un cousin mal aimé
Les relations entre l’homme et le cochon – tenu pour l’animal le plus vil de la création et entouré de tabous mais en même temps digne d’être sacrifié aux dieux en Égypte et en Grèce – ont toujours été ambivalentes et passionnelles. Domestiqué vers le VIIe millénaire, le porc est pour l’homme une véritable source de richesse : sa chair est synonyme de ripailles, son sang et ses boyaux finissent en boudins et saucisses, sa graisse en chandelles, son cuir et ses tendons deviennent les cordes d’instruments de musique, ses soies, des brosses et des pinceaux. « Dans le cochon tout est bon » : rarement un adage n’aura été aussi justifié. C’est cette histoire sociale et culturelle du cochon que retrace Michel Pastoureau, des forêts gauloises à l’élevage industriel, en passant par ces temps forts de la vie des campagnes que sont la Tue-cochon et la fête de la Saint-Cochon. Et il nous rappelle que le cochon est l’animal biologiquement le plus proche de l’homme. Notre cousin, tour à tour symbole de goinfrerie et de saleté, de courage et de prospérité...

Merci à Jacques Ytournel pour ce témoignage, accompagné de la recette de préparation du boudin et de conseils pour la salaison du cochon !