En 1948...

Aussi loin que remontent mes souvenirs, je me revois petit écolier, au début des années trente, une cape bleue sur le dos et un béret enfoncé jusqu’aux oreilles, regardant attentivement sur le rempart, l’allumeur de réverbères.

La plupart de nos compatriotes ignorent que les premiers essais d’éclairage des rues à Thiers remontent à... 1822.

Le temps a passé. En 1948, j’avais vingt et un ans. Comme tous les jeunes gens de l’époque, j’avais satisfait aux obligations du Conseil de Révision à la mairie de Thiers. Le médecin major m’avait signifié que j’étais bon pour le service actif et non auxiliaire. Ce jour là, il y eut grande fête à la maison pour célébrer cet exploit. J’avais invité de nombreux amis dont un nommé René, futur député du Puy-de-Dôme. A cette occasion, il avait apporté à ma mère un bouquet de fleurs. Dès le Conseil terminé, mon père et moi avions décidé de faire une partie de billard au café de Paris, chez Monsieur Philippon (le café se trouvait à l’insertion de la rue Nationale - aujourd’hui rue François Mitterrand - et de la rue de Lyon, près de "Chez Chol", le droguiste). Il faut dire que j’étais "sursitaire", ce qui m’avait fait partir un après nos camarades de la 47.

L’année 1948 me vit les trois quarts du temps à Clermont où je préparais ma seconde année à la Faculté libre de droit. J’habitais donc Clermont, au 48 de la rue Blatin, chez des gens très aimables, amis de ma famille et chez qui je prenais mon petit déjeuner. Chaque matin, j’étais très tôt réveillé par le tram du service Montferrand-Royat. Pour chauffer ma chambre, on avait amené de Thiers deux sacs de charbon, produit rare à l’époque et pour lequel il fallait des bons.

Tous les vendredis, je prenais le car à la Malle aux Blés, rue Balainvilliers, pour retourner chez moi. C’était les transports Citroën d’Auvergne et du Bourbonnais, d’un modèle déjà ancien, dont la roue de secours était fixée à l’arrière de la caisse. Parmi les chauffeurs, je me souviens de "Doudou", qui, à Lezoux, faisait la pause café pour "attendre l’heure". Puis c’était la montée sur Thiers, où les cyclistes attendaient devant le Franc-Séjour notre passage pour s’accrocher au car afin d’éviter les fatigues de "la Russie" (avenue des Etats-Unis).

Car ne c’était pas si facile qu’on veut bien le croire pour aller faire ses études. Il fallait acheter une paire de souliers et ceux-ci ne pouvaient être délivrés qu’avec un bon signé du maire... Je fis donc la connaissance, mais très rapidement, de Monsieur Chastel, "Le Tonin", qui m’accabla de questions avant de me demander sur quel chausseur se portait mon choix. J’avais choisi la maison Servet, place de la Mairie, où se trouvent aujourd’hui les magasins Chambriard.

Ce qui me frappe plus, avec le recul du temps (soixante ans), c’est ce va et vient de gens qui sillonnaient les rues de Thiers. Ouvriers ou ouvrières se rendaient à leur travail le matin, revenaient à midi, repartaient à une heure et demie, et terminaient leur dernier périple à six heures. La plupart des femmes de la rue de la Coutellerie travaillaient "aux boîtes" ou "aux écrins" aux établissements Bechon-Bellerose, à la gare, ou bien aux vêtements Conchonquinette ou Eska. Certes, c’était une époque où l’on trouvait du boulot.

La rue de la coutellerie, les autres rues du centre-ville, bruissaient des sons des petits ateliers de polissage, de petites fabriques, surtout des ciseaux pour la rue de la Coutellerie. Il faut citer la maison Vallé-Brelat, à la marque du tournevis, Treille, Labouré, Fayet Randier et combien d’autres. Les ouvriers portaient les "masses" de ciseaux sur l’épaule, protégée par un sac de jute ; et tout ce monde parlait, causait, discutait sur les sujets du jour. Les gestes étaient familiers.

Fin 1947, je passais mon permis de conduire les "véhicules à moteur". Au bas de la rue de la Gare, nous attendait un ancien militaire, Monsieur Wetsch, qui n’était pas toujours commode. Me voilà donc parti, le jour de l’examen, avec la C4 modèle 1929 sur le tableau de bord de laquelle était inscrite cette mention "André Citroën, constructeur". La C4 avait illuminé le salon de 1929.

Pour que le véhicule de recule pas dans la petite montée de la gare, l’astuce était de placer vers la roue arrière, une petite pierre, qui faisait cale. Avant de démarrer, on tendait le bras puis on actionnait un coup de klaxon. L’inspecteur nous faisait tourner place de la Gare et ne nous demandait pas de faire des créneaux, puisqu’il n’y avait presque pas d’autos. Une question se posait pour les pneumatiques. On mettait sur les gentes ce qu’on trouvait. L’arrière était souvent plus élevé que l’avant, mais tant pis, ça marchait quand même. La voiture était utilisée pour le ravitaillement que nous faisions généralement le samedi au marché de Lezoux, puis chez le boucher Mondanel et l’on terminait la tournée aux Girauds-Faure, près d’Orléat. C’était mieux que dans les années 43-45 où nous faisions les trajets à vélo et quelques fois avec la remorque Michelin. Le pain était une denrée rare. Oh ce bon pain de campagne, sentant le four à bois et la pompe aux pommes ! Il me semble entendre la Marie Mondanel : "Donne-lui un peu de couronne à ce petit " (un petit de vingt ans...). Quand il n’y avait pas de farine, les boulangers faisaient du "sabbat", car il fallait approvisionner la population. On coupait souvent l’électricité et le soir, si vous alliez chez le boulanger, le boucher ou l’épicier, on vous servait à la chandelle ou à la lampe à pétrole.

C’était là quelques petits problèmes du début de 48, mais il y avait un large esprit de quartier, une camaraderie, et tout se passait au mieux du monde. Rue de la Coutellerie, nous avions une alimentation stéphanoise, peinte en bleu, deux épiciers, Madame Veuve Launier, qui servait aussi du lait "à la mesure", et la veuve Morillière, au bas de la rue. Place Lafayette, il y avait des boulangers, et le café Caburol, siège des anciens marins, qui délivrait aussi, outre du tabac, des timbres poste et des timbres de quittance. Face aux soeurs garde-malades, dont le dévouement est à citer, existait au 24 "le petit café Geiler", un ancien qui avait fait Madagascar. Au haut de la rue étaient une boucherie et une boulangerie. Bien sûr la Maison Bresle était déjà là, très accueillante. Je ne reviendrai pas sur cette atmosphère d’amitié, de sympathie, qui animait tout ce petit monde. Tout se passait avec le sourir, malgré la difficulté des temps.

Ce texte voulu très simple, est rédigé en souvenir de mon ami Perotti, rédacteur en chef de La Gazette, qui a facilité mes premiers pas, il y a plus de trente ans, dans les colonnes de ce journal.

Jacques Ytournel, 80 ans

Chronique de Jacques Ytournel publiée en 2008.